Ingénieur en énergies renouvelables et citoyen engagé dans la transition écologique, je suis quelqu’un de pragmatique. Nous vivons une période tragique. Les défis à relever sont immenses. Mais une chose est sûre, le nouvel humain sera à vélo. Le vélo c’est bon pour le corps, c’est bon pour la planète. Le vélo c’est bon pour soi, c’est bon pour les autres.
J’habite dans un éco-village de montagne. Tous les matins, je vais en vélo à mon espace de coworking dans la vallée. Cela me prend 15 minutes de plus que de prendre une voiture. C’est 30 minutes de moins par jour que je passe avec ma fille. Mais c’est pour elle que je fais ça, pour les générations futures.
L’homme n’a pas inventé la roue, il l’a découverte. La forme ronde fait partie de la nature. Les Sumériens ont dans un premier temps utilisé des rondins de bois pour faire rouler des pierres dessus. Puis le vélo a été inventé.
Le vélo est rapidement devenu le principal moyen de transport à travers le monde grâce à son incroyable rendement. Le couple humain-vélo est le roi incontesté de l’efficacité énergétique : c’est le moyen de transport qui nécessite le moins d’énergie par kilomètre parcouru. Néanmoins, l’énergie mécanique fournie par le corps humain est relativement faible. Un cycliste amateur peut au maximum développer 300 watts, soit autant qu’un mixeur à soupe, et encore, un humain moyen ne peut soutenir un tel effort que quelques minutes. Le vélo nous rend humble, conscient de nos limites. Il nous enseigne la valeur de l’énergie si importante dans la transition énergétique que nous avons à affronter.
Le vélo, c’est 5 points de contact. Les 2 mains, les 2 pieds et bien sûr notre coccyx. La selle est une muqueuse, elle nous connecte à la tige de selle, pièce centrale dans la transmission de l’effort. La tige de selle nous relie à la machine, c’est le nouvel appendice de notre colonne vertébrale, notre nouvelle queue. J’ai fondu l’or familial pour faire ma propre tige de selle.
Aujourd’hui, nous sommes le premier week-end de mai et bien sûr je ne prends pas l’autoroute du sud pour aller manger une glace sur une plage bondée. Cela n’a aucun sens. Ce week-end, je voyage écologique, je pars directement de chez moi en vélo faire du Bikepacking. Le Bikepacking c’est renouer avec notre histoire de chasseur-cueilleur. C’est partir en vélo plusieurs jours en autonomie, loin du confort moderne, pour se recentrer, se ressourcer.
Avec Marcel, mon équipier, nous avons décidé de parcourir le fameux sentier des 7 cols. Je prépare mon vélo. Je ne prends que l’essentiel. Un duvet, une tente. Une hache pour le feu. Un tube de vaseline pour les irritations. Partir léger, c’est pédaler plus vite et aller plus loin.
Enfin, nous roulons…
Triangle assis sur deux cercles parfaits
Comme des yeux rayonnants dans la nuit.
Une voie ferrée fermée, un parcours d’abattage, un chemin de terre très ordinaire, tout sentier donne une joie sans fin en vélo Gravel. Le Gravel, c’est la discipline des amateurs de petites routes cachées, de cols pas encore goudronnés, à la recherche de moments simples immergés dans de grands espaces.
En vélo, on forme une équipe, on part ensemble, on roule ensemble, on rentre ensemble. Chaque ascension est l’occasion d’un dépassement de soi dans une ambiance bon enfant. Au premier col, j’arrive premier. Je raille gentiment Marcel. Je respire l’air pur. C’est l’unique col de la journée. Le voyage commence bien.
Des jours, faire tourner le moulin de la joie
De mes jambes légères, huilées par l’envie.
Je la sens revenir dans le bout de mes doigts,
La vibration qu’il me renvoie de la terre.
Nous bivouaquons au milieu de la nature. Auprès d’un feu, nous réparons notre outil de plaisir, nous pansons nos plaies. Nous nous racontons des histoires, réenchantons le monde, heureux d’incarner la transition écologique. Après une première journée bien remplie, je rentre dans ma tente en emportant ma tige de selle en or et mon tube de vaseline.
C’est là, quand le mouvement s’éteint,
Couché à tes côtés, le coeur dévoilé,
Comme suspendu dans tes bras fourchus,
Que ton étrier doucement m’étreint.
Je me réveille. Ma tige de selle en or a disparu. Marcel ne dit rien. J’ai la bouche sèche. J’essaie de rester focus. Je dois me rendre à l’évidence, ma tige de selle s’est envolée et je ne peux reprendre la route sans elle. Impossible de monter en danseuse sur mon vélo, j’ai besoin de ma connexion, je ne peux être amputé ainsi d’une partie de moi. Je prends ma hache et l’utilise comme tige de selle. Elle s’enfonce légèrement dans ma raie des fesses. Je saigne, mais dans cette position, la hache offre une très faible prise au vent. Nous rangeons nos affaires et repartons sur le sentier des 7 cols, il en reste 6.
Tourne le ruban d’asphalte sous la gomme
Comme un vinyle sous le diamant,
Creusant les sillons des chemins chantant
Aux cadences de mon seul métronome.
Au deuxième col, j’arrive dernier. Marcel, pédant, m’attend devant le panneau indiquant l’altitude. Je ne me sens pas bien, je ne suis pas présent dans mon effort. Il faut que je me recentre sur l’essentiel, respirer, pédaler rond. Mais je me sens lourd. Je dois me libérer de mes chaînes. Je jette dans le bas-côté mon duvet et ma tente.
Sous mon corps, mille révolutions en mouvement
Génèrent plus de pensées que des sources de printemps.
Au troisième col, j’arrive dernier. Marcel fait le paon en s’étirant nonchalamment. J’ai mal au ventre, trop d’idées pesantes. Je m’isole dans les fourrés. Je n’en sors pas assez. J’enfonce une main dans l’ouverture pour en décharger plus. Je me vide, je me purifie, je m’aère. Le vélo c’est ça, revenir à l’essentiel.
Les pieds chevillés à une besogne sans fin,
Je roule sur le dos d’un serpent sans confins.
Au quatrième col, j’arrive dernier. Marcel a souffert, mais il reste devant. Je n’arrive toujours pas à entrer dans mon flow. Je sens que je dois rompre tous mes verrous, m’élever. 100 grammes, c’est 3 secondes de gagnées sur l’ascension d’un col de 30 minutes. 100 grammes, c’est le poids de mon annulaire et de mon auriculaire gauche. Je suis droitier, je n’en ai pas besoin. Ni pour écrire ni pour tenir mon guidon de vélo. Il faut savoir être sobre, c’est un poids de trop. Je prends ma hache et je me sectionne ces deux appendices inutiles dans l’évolution humaine.
De halte il n’y a pas, d’auberge ou de toit,
Ni ombre, ni fraîcheur, rien que vent et chaleur.
Au cinquième col, j’arrive dernier. Marcel sourit mais il est exténué. Je suis sur la bonne voie. 600 grammes, c’est le poids approximatif de ma main gauche. 600 grammes, c’est 18 secondes de gagnées sur l’ascension d’un col de 30 minutes. Je fais un garrot à la base de mon poignet, je prends ma hache et me sectionne la main. Je suis confiant, cette économie de sang permettra à mon cœur de mieux irriguer mes jambes. Je suis confiant, un moignon permet de conserver mes 5 points de contact.
Plus personne aux manettes, que l’instinct,
Marionnette animée par des câbles sans frein,
Tubes d’acier qui transpercent ma chair,
Et viennent structurer mes vertèbres de verre.
Au sixième col, j’arrive dernier. Marcel me sourit en mangeant sa barre protéinée au chocolat. Il s’enivre de sa performance de mixeur à soupe. Mais quel exemple donne-t-il à la nouvelle génération ? Ses 75 kilos de biomasse sont une insulte à notre terre nourricière. Un gâchis de calories. Je dois encore me transcender, être une icône, un symbole d’évolution. 3,5 kilos, c’est le poids approximatif de mon bras gauche. 3,5 kilos, c’est plus d’1 minute 30 de gagnée sur l’ascension d’un col de 30 minutes. Cette redondance d’avoir deux bras me paraît soudainement d’un confort si bourgeois. On ne peut pas prôner la sobriété aux autres et ne pas se l’appliquer à soi-même. Je remonte mon garrot et me sectionne le bras. En plus de me sentir plus léger, je me sens généreux. Un bras en moins à nourrir, c’est des calories en moins à prélever sur notre terre mère. Je m’extasie de tous les espaces verts que mon geste altruiste a sauvés. J’attache un morceau de bois mort, tout sec, très léger, pour remplacer mon bras gauche. Toujours 5 points de contact, c’est bon. Cette halte m’a remis en canne, je repars devant, j’entends Marcel souffler bruyamment dans mon dos.
Derrière, en nage, créature sauvage, bavante, haletante
Machine suintant de graisse et de rage.
Cuisses fumantes et cuivrées, veines gonflées
Claque les 54 dents de son plateau acéré,
Tournant ses manivelles comme un diable ardent,
Et faisant siffler sa chaîne chauffée à blanc.
Au septième col, j’arrive dernier mais je vois enfin clair. Je suis affûté, extralucide, un esprit sain dans un corps sain. C’est limpide ! Marcel pavane en haut des cols pour ne pas avoir à affronter sa douleur de vivre. Il reste prisonnier d’une course infinie à la performance, source inexorable de malheur dans notre monde fini. Je sors ma hache et libère Marcel de sa souffrance. Notre planète surpeuplée n’a pas besoin de cette dissipation d’énergie. Pauvre mixeur à soupe.
Vaincu, aspiré par ma bouche avide,
Je crache sur le côté sa coquille vide.
Toutes les bonnes choses ont une fin, il est temps de rentrer à la maison. Ma femme m’attend dans la cuisine avec mon petit bébé. J’embrasse sur le front ma progéniture et je me sers un verre d’eau. Ma femme me demande comment s’est passée la sortie. Je finis d’un trait mon verre et lui réponds :
FIN