🏆 1er prix au Concours de nouvelle Le Shift et les lettres dont le but est de proposer de nouveaux imaginaires sur la transition écologique, en créant des récits sur le futur bas-carbone, qui permettent de mettre en avant les propositions du think tank le Shift Project.
Contrainte : L‘histoire se déroule en 2050, en France, dans une économie qui a opéré une transition bas carbone. Le récit devra être conforme à la vision 2050 du Shift Project énoncée dans le plan de transformation de l’économie francaise. Sans éluder les défis qui caractérisent la société post-carbone, le récit sera inspirant et s’attachera à montrer les changements positifs et désirables qui se sont opérés dans le quotidien des personnages.
J’ouvre les yeux. J’aperçois la Terre à travers le hublot. C’est incroyable de se réveiller de 10 ans de sommeil cryogénique comme après une petite sieste ! En face de moi, Elon est encore endormi. J’appelle le centre de contrôle. Personne ne répond.
Elon se réveille, il sourit devant la courbure de la terre avec un air niais.
Elon vérifie son téléphone StarLink.
Je me contiens une fois de plus, le voyage avec Elon est presque terminé.
Je m’écrase au fond de mon cocon alors que la navette déploie son parachute et entame sa descente finale. Pour me détendre, je compte chacune de mes respirations en essayant d’aller jusqu’à 21… Je n’y arrive pas. J’ai un mauvais pressentiment.
Ça y est nous touchons terre, ou plutôt l’eau. Je me détache, j’ouvre le cockpit. Super, nous voilà perdus au milieu de l’océan Atlantique et personne n’est là !
Un bruit déchirant m’arrache de ma sieste. Je sors sur le pont et j’aperçois un point scintillant descendre en flèche à l’horizon. Intriguée, je dévie légèrement la trajectoire de mon cargo à voile et me dirige vers cette lumière.
Je n’en crois pas mes yeux. Devant moi se tiennent deux astronautes perchés sur le toit de ce qui doit être leur navette.
Cette jeune Capitaine Pomme ne nous reconnaît pas. Et qui a bien pu l’appeler Pomme ? Peu importe, il faut qu’elle m’aide. Je lui raconte en quelques mots notre expédition : Notre voyage de 10 ans pour aller sur Trantor, 2 jours sur place pour faire des relevés et 10 ans pour revenir. Je lui parle des gisements de Titane que j’ai identifiés sur cette exoplanète. Jeff essaie de la charmer en lui parlant de notre système de cryogénie qui lui a permis de rester jeune durant ce long voyage. Ce petit bonhomme chauve me répugne, elle a l’âge d’être sa fille. Je coupe court :
Jeff ne peut s’empêcher de préciser qu’il s’agit d’une joint-venture avec sa boite Blue Origin. Mais Capitaine Pomme ne semble pas savoir de quoi nous parlons. Nous sommes en 2050, les choses ont dû changer. J’investigue :
Jeff se pétrifie. Ma joie de voir mon concurrent ruiné ne dure que quelques instants avant que la Capitaine ne m’apprenne que mon entreprise Tesla a coulé aussi. En mon absence, ces crétins ont raté le virage de la voiture électrique low-tech ultra-légère, et ils n’ont pas pu pivoter lors du passage au quota CO₂. Cette conscience écologique castratrice a eu raison de la conquête spatiale, SpaceX et Blue Origin n’existent plus non plus.
Ce quota CO₂, explique-t-elle, est le seul moyen trouvé par l’ONU pour que le monde entier maîtrise ses émissions de gaz à effet de serre. Chaque humain a le droit à 2 tonnes d’équivalent CO₂ par an. Libre à lui de l’utiliser comme il le décide.
J’interviens :
La Capitaine nous emmène dans la cabine. Je pouffe devant un écran digne des années 1990.
Cette Pomme commence à me plaire. En quelques appels, elle nous met en relation avec le Haut Conseil au Développement de l’ONU. Je prends les choses en main. Elon, cet autiste, est bien incapable de mettre les formes. Nous sommes tous deux ruinés, il va falloir faire rêver ces bureaucrates si on veut espérer récupérer du pognon, ou des quotas CO₂, peu importe. Je leur sors mon speech habituel sur l’importance de la conquête spatiale :
Malgré ma présentation bien ficelée, le Conseil nous déboute, je n’en reviens pas. Leurs explications me laissent pantois :
Je trouve cette situation de plus en plus ridicule : M. Musk est en train de faire un caprice comme un enfant de 5 ans. Il peste sur le Conseil, avec des tirades lunaires que l’on peut résumer à “C’était mieux avant” !
M. Bezos est également très perturbé. Il me demande :
J’ai l’impression qu’il veut se rattacher à quelque chose. Je lui réponds :
Je ne poursuis pas mes explications, il ne semble pas intéressé. La tête ailleurs, il enchaîne :
Je leur explique qu’il n’y pas de telle banque mais comme leur a dit le Conseil, on peut librement collecter les quotas CO₂ des citoyens. D’ailleurs il existe même une plateforme dédiée.
Je reste stupéfaite de voir comment ces deux « visionnaires » refusent la Révolution Écologique qui a eu lieu pendant leur absence. Je leur explique que depuis que l’Économie du Donut et les quotas CO₂ ont été mis en place, nous avons moins peur de l’avenir. Nous nous sentons tous réunis autour d’un même but, d’une grande aventure collective et cela nous rend heureux.
Je reste sans voix. C’est Jurassic Park cette expérience. De tels réactionnaires, il fallait les importer du passé !
Finalement, à force de décrire à ces deux hommes de “l’ancien monde” l’harmonie de notre nouvelle société, je retrouve mon calme. Il m’arrive souvent de douter de nos politiques publiques, de l’efficacité de nos actions, mais lister les progrès accomplis depuis la fin de leur monde individualiste me permet de voir le chemin parcouru. Je leur raconte les nouveaux systèmes de financement participatifs, les dernières découvertes scientifiques sur l’hydrogène. Mais, malgré mes efforts, ils ne m’entendent pas. Leur logiciel interne refuse la mise à jour. Ils se disputent maintenant quant à la raison même d’aller dans l’espace. L’un veut y vivre, l’autre juste y travailler ! Et voilà que M. Bezos me prend même comme arbitre.
Finalement, ils décident de présenter leur projet aux citoyens. M. Musk a convaincu son collègue de le laisser parler cette fois, pour “éviter un nouvel échec”. J’essaie de les prévenir que la tâche va être ardue. En effet, il va falloir demander à des citoyens de donner une part de leurs quotas CO₂ pour un projet très éloigné de leurs besoins quotidiens. Ces quotas CO₂ leur servent actuellement à se nourrir, se loger, se déplacer ou à profiter de loisirs. Et, il va falloir convaincre un grand nombre de citoyens, car faire sortir de l’orbite terrestre une seule fusée produit plus de 1000 tonnes de CO₂ en carburant, soit le budget annuel de 500 humains !
M. Musk s’emporte de nouveau :
Je me mets dans ma bulle. Je remets mes pensées dans l’ordre. Ça y est, c’est à mon tour de présenter mon projet aux citoyens du monde en direct.
Personne ne veut nous financer. Ils ont même ri de moi, les imbéciles. Ils ont des donuts dans les yeux ou quoi ? Nous devons retourner aux États-Unis pour passer outre cette prétendue démocratie mondiale. Dans la Silicon Valley, nous trouverons des gens sensés pour notre projet. Jeff est d’accord.
Nous demandons à Capitaine Pomme de nous ramener en Californie par le passage du nord-ouest qui est maintenant dégelé, il n’y a pas que des inconvénients avec ce réchauffement climatique. La Capitaine refuse, trop dangereux nous dit-elle. Je lui dit de ne pas s’inquiéter, nous avons réussi à aller sur Trantor, ce n’est pas une petite croisière qui nous fait peur. Elle n’est toujours pas chaude, nous l’enfermons donc dans la chambre froide. Magnanime, je monte un peu le thermostat, et nous prenons le contrôle du bateau.
Quelques jours plus tard, alors que nous passons non loin de l’île de Saint-Pierre-et-Miquelon, Capitaine Pomme nous demande de la laisser quitter le navire sur le canot de sauvetage. Jeff est réticent, il n’y a qu’un seul canot.
Capitaine Pomme nous quitte. Un vrai brin de femme, mais prisonnière de son époque, dommage.
Un ours blanc, tranquillement installé sur un iceberg voit un énorme voilier foncer sur lui. Le bateau percute violemment le bloc de glace. L’ours blanc plonge et nage vers la banquise située à quelques kilomètres. Le voilier coule.
Jeff flotte, allongé sur une porte en bois. Il tient la main d’Elon qui est resté dans l’eau glacée. Elon grelotte, il murmure en claquant des dents :
Elon meurt. Jeff lui lâche la main et le laisse disparaître dans les abysses. Il se retourne alors sur le dos et sort de son porte monnaie sa carte de paiement Amazon Prime special membership. Il récite en murmurant comme un mantra le numéro gratuit de la hotline 24h24 7j7 :
Jeff respire profondément en regardant les étoiles.
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P.S. Les parties en italiques des discours de Jeff Bezos au Conseil et de Elon Musk aux citoyens (en remplaçant Trantor par Mars) sont des extraits d’interview qu’ils ont réellement donnés.