Écologie + Nouvelle

50 Hertz

Nouvelle écrite pour le concours « Bonnes nouvelles des Bauges » de Radio Alto – édition 2021

Contrainte : la nouvelle doit se passer dans le Massif des Bauges ou dans ses piémonts et comporter l’expression :  « Ce qui nous lie ».

La nouvelle lue par Francois de Radio Alto

Le texte

Je n’ai pas envie de me réveiller, je me sens bien. Je suis bercé par un doux bruit de rivière, par le craquement de feuilles mortes, par l’odeur de sous-bois…. ouille, un caillou dans les lombaires ! J’ouvre les yeux. Je suis en train de me faire traîner par les pieds. Je reconnais ce chemin, il descend vers le ruisseau de la Reysse, en dessous de Thoiry. Purée, j’ai un mal de crâne ! Mais qu’est-ce que je fais ici ? Et qui peut bien me tirer dans ce bois ? Ah… mais…  je crois que je reconnais ces jolies petites fesses… Mais oui, c’est ma voisine Hermine. Et bien, dis donc, quelle débauche d’énergie ! On voit que son régime vegan est bien maîtrisé, elle n’est pas en manque de protéines, elle est vraiment en forme. Enfin, en forme allongée plutôt ! Pourquoi est-ce que les végans sont toujours si longilignes ? C’est parce qu’ils mangent plus sainement, ou bien parce qu’ils font plus de vélo ?

Bref, je divague… Qu’est-ce que je fais ici déjà ? Et toujours ce mal de crâne ! Réfléchissons… la dernière chose que je me rappelle, c’est quand justement ma jolie et svelte voisine, Hermine, est venue toquer à ma porte pour me demander si je n’avais pas de la farine sans gluten. Ça m’a fait tout drôle de la voir venir chez moi.  Je la connaissais à peine. Je lui avais souri trois ou quatre fois en marchant dans le village, et la semaine dernière, je l’ai prise en covoiturage. C’est durant ce voyage en voiture, alors qu’elle était assise à côté de moi, que j’ai réalisé à quel point elle me faisait de l’effet. Je ne savais pas quoi dire, alors j’ai entamé la discussion sur les belles vaches Salers qui broutaient dans le pré à l’entrée de Thoiry. C’est là qu’elle m’a informé qu’elle était vegan et m’a demandé innocemment si j’avais envie de manger cette vache ? Je lui ai fièrement répondu que j’étais membre de L214, mais voyant que je ne répondais pas à la question, j’ai fini par avouer à demi-mot que j’étais flexitarien et que je mangeais un peu de viande locale… J’en avais trop dit. J’ai vu dans ses yeux que ma toute bonne foi ne comptait pas, il fallait être irréprochable. Normalement je me serais défendu en la mettant elle aussi face à ses contradictions avec un pic du genre : “Tu n’as pas de voiture, mais quand tu fais du covoiturage, tu ne penses pas que tu partages l’empreinte carbone de ton conducteur ?”. Mais non, je n’avais pas envie, j’aimais bien l’entendre discuter de son émoi pour la planète, pour les plantes et les insectes en voie d’extinction. En réalité, je dois avouer qu’elle aurait pu me parler de corrida que j’en aurais pas été moins captivée et en total accord avec ses propos. Ce qui nous lie est plus profond que ça : mes hormones, son odeur, ma solitude peut-être…

Bref… donc je me rappelle qu’Hermine sonnait chez moi pour me demander de la farine sans gluten et que j’étais aux anges qu’elle m’ait choisi parmi ses voisins pour être son dépanneur de céréales. Elle m’a demandé si elle ne me dérangeait pas. Je lui ai répondu que j’étais en télétravail mais que non, elle ne me dérangeait pas, car j’étais une espèce de salarié freelance. Je pensais gagner des points en montrant que je n’étais pas un mouton du système, que j’avais mon indépendance. Mais cela a mis un froid.  Je ne sais pas si c’est à cause du mot freelance qui sonnait trop startup nation ou bien si elle m’a trouvé hautain vis-à-vis des salariés aux 35 heures. Pour combler le vide, j’ai vite rajouté que je travaillais dans les énergies renouvelables d’un air un peu trop satisfait. Je l’ai tout de suite regretté. Elle m’a rétorqué qu’elle ne croyait pas à la transition énergétique, que le problème était la surpopulation, et qu’il fallait décroître si on espérait pouvoir sauver la planète. J’ai réfléchi alors à sauter sur l’occasion pour lui montrer que j’étais tout à fait d’accord avec elle, à lui parler des théories de Jancovici sur la décroissance carbone, mais je me suis retenu de peur d’évoquer le mot “théorie”, qui aurait pu faire croire que je n’étais pas un convaincu du changement climatique. De toute façon, elle avait déjà enchaîné sur la 5G qu’on essayait de nous vendre avec cette prétendue transition écologique, mais que elle, elle sentait déjà les ondes 4G, alors la 5G non merci. Puis sans transition, elle m’a demandé,  vu que je travaillais “dans l’électricité”,  si je pouvais venir chez elle lui changer une ampoule basse consommation. En effet, à cause des ondes électromagnétiques, elle ne pouvait pas s’approcher de la douille. J’ai voulu lui dire que j’étais mathématicien et pas électricien, mais tout compte fait, je me suis dis que ça faisait trop intello et que je n’avais surtout pas envie de rajouter “Mais bien sûr, je sais changer une ampoule !”, une phrase  qui m’aurait fait passer pour un cadre dominant s’appropriant le bon sens des techniciens. Bref, inutile de vouloir lui montrer que je n’étais pas hors sol, terrain trop glissant, je préférais profiter du flou que j’espérais artistique sur mon métier véritable. J’étais un homme, elle une femme, qui plus est superbe, et elle avait besoin de mon aide, inutile de tout casser pour une histoire d’égo.

Arrivée chez elle, Hermine me montra l’ampoule à changer dans la cage d’escalier. Je pris un escabeau et le posa contre le mur. Purée, c’était mal conçu ce vieil escalier tout de guingois. Je fus obligé de demander à Hermine de maintenir un bout de l’escabeau le temps de grimper dessus. C’est alors que mon portable sonna.  Je la vis sursauter, reculer, lâcher la pression contre l’échelle et …. plus rien.

Me voici donc dans ce beau sous-bois, à regarder les fesses de ma jolie voisine se déhancher pour translater mes 75kg. Heureusement que le chemin descend, je ne sais pas comment elle aurait fait sinon. Remarque, la peur donne des forces insoupçonnées et elle doit être terrorisée ! La pauvre, elle doit se sentir horriblement coupable de la situation. Il faut que je l’aide. Je vais lui dire que ce n’est pas grave, que ce sont des choses qui arrivent d’avoir peur d’un téléphone, de lâcher un escabeau et ensuite de vouloir cacher un corps.  Elle doit sûrement avoir déjà eu des ennuis avec la police dans des manifestations d’Extinction Rébellion, c’est normal qu’elle ait eu peur de voir les flics arriver pour enquêter sur un homicide involontaire.

Hermine s’arrête. Elle se met à creuser avec une pelle. Mais quelle force elle dégage ! Décidément, les pois chiches, ça donne de l’énergie. Et puis, elle sait manier la pelle, je ne sais pas où elle a appris ça ? Sûrement dans son potager. Je me demande si elle fait de la permaculture en lasagnes. Oui, elle a déjà dû transporter des dizaines de brouettes de terre, alors c’est sûr que promener un sac de 75kg par les pieds, ça ne lui fait pas peur. Allez, je vais lui dire que c’est de ma faute, que j’aurais dû faire plus attention pour poser cette échelle et qu’elle m’avait demandé de l’aider pour changer son ampoule basse consommation, pas de la co-aider. J’aurais dû le faire tout seul.  Et puis, dans quelle position cela l’a mise d’avoir dû demander à un homme de l’aider, elle qui est apparemment une femme si débrouillarde. Tout ça à cause de la fréquence de 50 Hertz du réseau électrique qui est peut-être inappropriée aux maisons résidentielles ! Non vraiment, pour que ça marche entre nous, il faut que je m’excuse, et, plus j’attends, plus le fossé qui nous sépare devient infranchissable. Si seulement j’avais eu le courage de parler dès mon réveil, je n’aurais pas eu à la confronter devant ce trou qu’elle a creusé avec tant de ténacité. Elle va se sentir prise au dépourvu, c’est vraiment pas cool de ma part.

Mince, elle me tire par les pieds et me met dans le trou. Et moi qui fais encore semblant de ne pas être réveillé, mais quel lâche je fais ! Je dois prendre exemple sur elle qui est si courageuse. Elle commence à me recouvrir de terre. Mais oui, je suis vraiment bête, je comprends enfin son geste. Si elle avait déclaré l’accident, j’aurais sûrement été incinéré, ce qui aurait rajouté du carbone dans l’atmosphère alors qu’en me compostant, elle respecte le cercle de la vie. Elle est vraiment exemplaire cette femme. Merde, j’ai l’impression qu’elle a les larmes aux yeux. Je suis un monstre de lui faire subir ça. Allez, je me lance, je n’ai plus le choix, pour nous deux, Hermine, il faut que je sois fort, que je sois enfin l’homme intègre que tu mérites.

  • Hermine, …. 

BAM !

Je sens la pelle s’enfoncer dans mon front, un goût de fer dans la bouche, je me sens curieusement serein. Je regarde Hermine me fixer avec ses yeux de chat. J’ai envie de lui dire de ne pas s’en vouloir, que c’est de ma faute, je l’ai surprise, j’aurais dû être plus doux.  Je m’endors.

C’est quand même bizarre ce goût de fer, je n’ai pourtant pas mangé d’épinards.

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