Mitza a dix ans. C’est sa première manifestation. Après cinq ans de canicule, toute la Grèce est dans la rue pour crier sa souffrance. Elle chante sans trop comprendre les slogans de la manifestation pour le climat.
À +3 degrés, l’enfer c’est les autres.
Bougez-vous, rejoignez le côté vert de la force !
2033
Hari Seldon est à son bureau dans son petit appartement parisien. Las, il entame ses mémoires.
Dans un endroit sombre, nous nous trouvons. Qui aurait pu imaginer que la fuite de mes travaux de psychohistoire ait abouti à ce fiasco. Les gens étaient pourtant au courant des conséquences encourues si nous continuions à émettre autant de gaz à effet de serre. On savait que les +3 degrés de réchauffement prévus allaient rendre inhabitable une grande partie du monde. J’ai simplement modélisé le gigantesque flux migratoire et la capacité d’intégration des migrants dans les zones restées habitables. Mes conclusions étaient prévisibles. Partout le chaos, la chute des démocraties occidentales, une ère sombre. Mais cette fois-ci les gens ont enfin réalisé l’enjeu. On m’a cru. Pourquoi moi, pourquoi à ce moment-là, mystère.
La psychohistoire permet de prédire la réaction des masses humaines à certains événements. Mais la psychohistoire ne fonctionne que sur des populations qui ne sont pas informées de ses prédictions. On aurait pu croire que savoir ce qui attendait l’humanité nous inciterait à redoubler d’effort dans la transition écologique. Mais non. C’est mal connaître l’humain. Au lieu de nous unir pour affronter les épreuves à venir, nous nous divisons autour de sujets identitaires, très loin de la catastrophe qui menace. La peur obscurcie les pensées. La grande dépression s’installe. La guerre civile menace. Le pouvoir central se renforce.
2035
Mitza a froid. Quelle vie de chien ! Cela fait trois heures qu’elle fait la queue pour obtenir sa soupe. En ce mois de novembre, les sommets des Bauges sont déjà blancs. Mitza a 15 ans mais c’est la première fois qu’elle voit la neige. C’est son premier hiver dans le camp de migrants de Lescheraines. Avec une grand-mère française, elle pensait pouvoir bénéficier d’un visa. Mais non. De nouvelles lois anti-immigrations sont passées. Mitza essaie d’en rire, elle fait des blagues dans la queue :
Quelle est la différence entre E.T. et un migrant climatique ? E.T. veut rentrer chez lui…
2036
Hari Seldon est reçu à l’Elysée dans le plus grand secret. C’est à contre-cœur, mais dans un esprit de responsabilité, qu’il a accepté l’invitation du président Lemulet. Le nouveau président se trouve coincé. Après s’être fait élire sur un programme populiste, ses promesses mirifiques de prospérité se fracassent contre la réalité, une société à l’arrêt. Puisque le monde semble perdu, personne ne veut plus rien faire, ni pour le climat ni pour rien d’autre. Avec la dépression est venue la récession. La machine économique s’est grippée. C’est en dernier recours que Lemulet demande à Hari son aide.
Comment voyez vous le pays dans cinq ans, disons, aux prochaines élections ?
Difficile à voir. Toujours en mouvement est l’avenir, entame Hari.
Lemulet soupire, le parler Maître Yoda du psychohistorien l’irrite. Hari reste calme et continue son exposé.
J’ai testé plusieurs hypothèses, mes modèles sont formels, ce qui nous manque c’est le rire. Mais pas n’importe quel rire, du rire positif, créatif, fantaisiste. Un rire qui élève et non un rire qui abaisse. Il faut en finir avec l’hégémonie du rire moqueur, sarcastique, ironique qui inonde les médias et participe à la méfiance et à l’ambiance défaitiste.
Rire ! Ça ne fait pas tourner une économie, l’interrompt le président.
Mes calculs sont clairs, rétorque Hari, le rire éloigne la peur, il permet de prendre du recul, de rêver. Le rire va faire naître des idées nouvelles pour écourter cette ère sombre.
Circonspect mais prêt à tout pour sauver son mandat, Lemulet ne voit d’autre solution qu’appliquer les préconisations de Hari. Il crée le grand plan quinquennal “L’oeil du cyclone”, dont le but est de contenir la dépression hors des frontières françaises. Un plan disruptif pour faire rire ses sujets, sécuriser leurs vies… et leurs votes.
2037
Mitza s’avance devant le micro. Elle a le trac. La salle des fêtes de Thoiry est quasiment vide. Seuls siègent les dix membres de la commission citoyenne. Elle a vu une affiche pour ce casting du rire dans son camp de migrant et s’est dit : Nom d’un chien, moi qui aime faire des blagues, c’est ma chance !Mitza respire un bon coup et se lance :
Les calottes sont cuites ! C’est chaud ! Réveillez-vous !
Le pire c’est qu’on sait ce qu’il faut faire… Il faut arrêter de brûler des énergies fossiles ! Mais vous allez continuer hein ? Normal, l’homme et son gros cerveau est trop intelligent. Il ne veut pas arrêter de brûler son petit pétrole si les autres continuent. L’homme a bien trop peur qu’un autre chien la lui fasse à l’envers.
Enfin, je devrais pas traiter l’homme de chien, c’est injuste pour ces braves bêtes. Vous avez déjà vu un chien faire du stock de papier toilette ?
Bref, si on veut sortir de l’inaction, moi je dis c’est pas un plan du rire qu’il nous faut, c’est un plan Rastafari, avec du cannabis gratuit pour tout le monde ! Je suis sûre que drogué on se poserait moins de question de compétition et qu’on agirait enfin de manière sensée tous ensemble.
C’est un peu farfelu cette histoire de dilemme du prisonnier écologique, mais la Commission rigole, un peu. À la fin du sketch, un huissier mesure le taux d’énergie positive de ses dix membres. Il ne constate aucune amélioration. C’est peut-être drôle mais ce n’est pas positif. Mitza n’est donc pas sélectionnée. Elle est déçue.
2038
Lemulet appelle Hari, il n’est pas content. Les prédictions de rire salvateur ne se réalisent pas. Les critiques commencent à se faire entendre.
Quand le chien aboie, la caravane passe, répond Hari avec sagesse.
Lemulet raccroche.
2039
Mitza est anxieuse. Elle a beaucoup travaillé pour cette deuxième chance. L’attente d’un blagueur providentiel est telle qu’ici, on ne la traite pas comme un chien, on ne lui demande pas ses papiers avant de lui dire bonjour. Il faut qu’elle en profite.Elle prend le micro en main et commence son sketch en arpentant la scène :
Je ne sais pas si vous avez remarqué mais il y a certaines vieilles, toutes voûtées, tout flétries, qui conservent une confiance en elle, une joie de vivre, et qui, tenez-vous bien, sourient dans la rue ! Truc de fou, la dernière fois y’en a une qui m’a même demandé son chemin, à moi, avec ma tête d’immigrée ! J’étais sidérée. Il existe encore des gens comme ça ? Et puis j’ai réalisé ce qu’elle avait de plus que les autres. C’était un chien. Un gros chien de berger !
Mais oui, c’est ça la solution ! Il faut des chiens, beaucoup de chiens ! Pleins de chiens de berger pour garder le grand troupeau d’humains sauvages que nous sommes. On a bien plus confiance dans un chien que dans un policier. Finies les bavures, finies les discriminations ! On dit adieu à la peur de l’autre ! C’est ça qu’il nous faut non ?
Au doigt mouillé, 1,5 chien par personne, ça devrait suffire. Ça fait beaucoup de chiens mais ça coûte moins cher que les policiers. Et puis, entre nous, un chien, ça consomme moins de papier toilette !
L’élévation du niveau d’énergie des membres de la commission est sans appel. L’huissier approuve le sketch. Il est diffusé sur tous les médias d’État. Tout de suite, Mitza fait le buzz. Des images de Lemulet en chien circulent sur les réseaux sociaux. Tous les journaux font la Une sur la première idée révolutionnaire apportée par le rire. Mitza devient une superstar et devant l’engouement populaire le gouvernement est forcé de lui accorder la nationalité française.
2040
Hari fait son rapport à Lemulet :
La peur mène à la colère, la colère mène à la haine, la haine… mène à la souffrance. Plus de chiens égal moins de peur, finit l’emprise du côté obscur. Brillant.
Mouai, bof répond le président.
2041
Le parti animaliste contacte Mitza pour qu’elle se présente aux prochaines élections présidentielles. Maintenant qu’elle est française, rien ne l’en empêche !Les propositions saugrenues du programme “1,5 chien” font rire tout le monde. Mais contre toute attente, les gens sont prêts à voter pour Mitza et elle caracole en tête des sondages. Lemulet rage.
2042
Hari Seldon est reçu à l’Elysée à la demande de la présidente Mitza Astapopoulos. Le programme “1,5 chien” a été appliqué avec succès. Les commissariats de police ont été recyclés en centre d’éducation canine, les policiers en éleveurs. L’insécurité ressentie a disparu. Les Français ont arrêté de se regarder en chien de faïence et se sont mis à marcher ensemble. Cependant, la situation reste grave. Mitza arpente son bureau en dressant la situation :
Les chiens nous ont aidé à faire le premier pas. On commence à vivre dans le présent, on sort petit à petit de l’ère de la consommation. Les gens sont plus heureux. Il y a toujours une balle à lancer ou un chien à caresser. C’est super. Mais il reste encore trop de gens déprimés, qui pensent que c’était mieux avant, qui passent leur temps devant la télé et qui ne compostent pas leurs déchets. Ce sont principalement des vieux, ils vont mourir dans pas trop longtemps, mais le temps presse. Comment faire pour accélérer la transition, Hari ?
Hari entame son exposé :
J’ai testé plusieurs hypothèses, mes modèles sont formels, ce qui nous manque c’est 0,35 chat par personne, 0,1 chèvre naine et 0,05 poney…